Réaction au Plan S
Nous pensons que le Plan S ne prend nullement en compte la situation particulière des sciences humaines et sociales, particulièrement dans le bassin linguistique francophone, et qu’il risque en ce domaine d’avoir des effets absolument contre-productifs (ghettoïsation et concentration accrue de l’édition scientifique).
CAIRN.info est un portail de publications – livres, revues et magazines – de sciences humaines et sociales de langue française, créé en 2005. Avec près de 500 revues et 10.000 ouvrages édités par 200 maisons d’édition ou structures éditoriales différentes – presses universitaires, associations savantes, etc. –, il s’agit sans aucun doute d’un des principaux outils mis à la disposition des internautes – chercheurs, étudiants, professionnels, grand public motivé – intéressés par les publications en sciences humaines et sociales de langue française.
Le modèle d’accès que nous avons retenu est un modèle mixte gratuit / payant, certaines revues étant diffusées à titre entièrement gratuit sans aucune période d’embargo, d’autres appliquant un moving wall (accès payant aux derniers numéros, accès gratuit aux numéros plus anciens), de sorte qu’aujourd’hui plus de deux tiers des articles que nous diffusons le sont en accès absolument gratuit, en tous formats (PDF/html) pour tous les internautes.
Etant donné la diversité des titres présentés sur notre portail et la diversité des maisons d’édition ou des structures éditoriales avec qui nous travaillons, nous n’avons évidemment aucune prétention à pouvoir prendre la parole en leur nom. Nous pensons néanmoins disposer d’un poste d’observation suffisamment privilégié sur le secteur de l’édition S.H.S. de langue française, pour exprimer un avis motivé sur le Plan S.
Notre avis à ce sujet est assez critique. Si nous comprenons, en effet, parfaitement le souci des organismes membres de la CoalitionS, qui financent des recherches sur fonds publics, de voir les résultats de ces travaux circuler le plus largement et le plus librement possible, nous estimons cependant que, dans sa version actuelle, le Plan S ne prend pas suffisamment en compte les spécificités des sciences humaines et sociales :
- il n’est pas fréquent que des articles et, a fortiori, des ouvrages de sciences humaines et sociales soient exclusivement le résultat d’une seule recherche, par exemple d’une recherche financée sur fonds publics. Bien souvent, ces publications sont, au contraire, le résultat de multiples travaux de recherches, des lectures et d’un travail de réflexion personnelle des auteurs. Cela veut dire aussi que les résultats d’une recherche financée sur fonds publics peuvent apparaître, de façon marginale ou de façon principale, dans plusieurs publications successives d’un même auteur. Il nous semble donc qu’en S.H.S., il sera particulièrement difficile de définir précisément le périmètre couvert par les mesures proposées dans le Plan S ;
- contrairement à ce qui se passe dans les S.T.M., il est extrêmement fréquent qu’en S.H.S., des numéros de revues rassemblent à la fois des articles de recherche (émanant directement ou non – pour autant qu’il soit possible de les définir – de recherches financées sur fonds publics) et d’autres types d’articles de sciences humaines et sociales, par exemple des articles issus de pratiques professionnelles, des réflexions d’ordre méthodologique, des essais sur des questions de société, des articles de synthèse ou de transfert, des comptes rendus de lecture, etc. Nous pensons d’ailleurs que c’est cette mixité qui fait, pour partie, la richesse des revues de sciences humaines et sociales, dans la mesure où c’est ce qui permet à ces revues de s’adresser non seulement aux universitaires mais aussi à d’autres lecteurs, dans d’autres parties du corps social. Il est donc essentiel qu’une même revue puisse combiner autrement qu’à titre provisoire dans le cadre de transformative agreements, des articles éventuellement financés en amont (via des A.P.C.), à diffuser gratuitement, et des ventes d’abonnements, de numéros ou d’articles, au risque d’arriver – ce que personne, à notre avis, ne souhaite, – à la mise en place de deux secteurs éditoriaux entièrement distincts en S.H.S. : un secteur éditorial exclusivement académique, en accès gratuit, et un autre secteur éditorial, à financement classique, orienté davantage vers les lecteurs non universitaires (professionnels, grand public cultivé) ;
- comme le rappelle pertinemment le position paper rédigé par Brill et De Gruyter, position paper que nous supportons pleinement, les recherches en sciences humaines et sociales sont fréquemment sous-financées. Une des conséquences de ceci est qu’il est rare, voire exceptionnel, qu’une partie de ces financements soit clairement affectée à l’acquisition d’A.P.C.. Par ailleurs, les chercheurs en sciences humaines et sociales sont, semble-t-il, dans leur très grande majorité, très réservés par rapport à tout modèle de type « auteur-payeur » ;
- le paysage éditorial en sciences humaines et sociales est, par ailleurs, en tout cas dans le bassin linguistique francophone, extrêmement diversifié, organisé autour d’une multitude d’acteurs : maisons d’édition de taille internationale, maisons d’édition indépendantes, presses universitaires, associations savantes, etc. Dans la plupart des cas, ces structures éditoriales sont de petite taille. Elles sont fragiles et mal préparées à un changement rapide de modèle économique. Dans ce contexte, l’objectif d’une transition rapide et intégrale vers le modèle d’Open Science proposé par la CoalitionS nous semble irréaliste, et potentiellement contre-productif dans la mesure où il risque d’entraîner non une diversité de l’édition scientifique mais une concentration accrue ;
- enfin, on rappellera que les freins économiques à l’accès aux publications en sciences humaines et sociales, sont d’ores et déjà particulièrement faibles. A titre d’exemple, sur CAIRN.info, le prix moyen d’un article diffusé en accès payant (ce qui ne représente qu’un tiers des articles diffusés sur notre plate-forme, les autres étant, comme indiqué plus haut, en accès gratuit) est inférieur à 4 euros, et, pour une université européenne abonnée à notre service, le coût moyen par revue est inférieur à 40 euros par an.
En résumé, nous pensons que le Plan S ne prend nullement en compte la situation particulière des sciences humaines et sociales, particulièrement dans un bassin linguistique comme le bassin linguistique francophone, et qu’il risque en ce domaine d’avoir des effets absolument contre-productifs (ghettoïsation et concentration accrue de l’édition scientifique). Nous pensons donc :
- qu’avant toute chose, le périmètre des publications potentiellement concernées par le Plan S doit être précisément défini ;
- que le nombre de publications ainsi concernées doit être chiffré, et que l’impact financier éventuel du Plan S doit faire l’objet d’une évaluation préalable ;
- que l’existence, en S.H.S., de revues mixant articles gratuits (financés éventuellement par des A.P.C.) et articles payants ne doit pas être bridée mais au contraire être encouragée (en prévoyant parallèlement, pour éviter tout risque de double dipping, comment la croissance probable de la proportion d’articles financés par des A.P.C. devrait se traduire sur les prix des abonnements) ;
- que le timing envisagé par la CoalitionS doit être revu, pour être adapté au cas des multiples structures éditoriales – souvent de petite taille – qui composent le secteur de l’édition S.H.S.